Par Jean-Pierre Bourdier, F6FQX
En furetant sur
les forums où on parle de radio, je suis tombé sur un dialogue qui m’a
stupéfait. Un novice disait avoir récupéré des vieux postes à lampes et
demandait des conseils pour intervenir dessus, compte tenu de la haute tension
qui s’y trouve. Un radioamateur, se présentant comme chevronné, lui répondait
tout de go « en vertu du principe de précaution, il faut mettre ces vieux
postes à la poubelle car la haute tension fait courir un risque mortel »…
Cette réponse
lapidaire « de l’ancien au nouveau » m’a d’abord paru indigne d’un
OM, ne serait-ce que par respect pour les techniques de nos anciens. Techniques
certes dépassées, mais ô combien intéressantes (met-on à la poubelle une 2 CV
sous prétexte qu’elle est plus dangereuse qu’une voiture d’aujourd’hui ?).
Mais, avec le recul, je la trouve révélatrice d’une ignorance profonde de ce
qu’est en réalité le principe de précaution, si souvent opposé aux
radioamateurs pour les risques que leurs antennes feraient courir.
Cet « amateur
chevronné » ne ment pas quand il affirme que la H.T. dont les postes à
lampes avaient besoin peut être mortelle. En fait, on sait qu’il suffit d’un
courant de 50 mA dans un corps humain pour tuer ; or, malheureusement, les
tensions de 110 à 250 Volts fréquemment rencontrées dans ce type d’appareil
suffisent. En outre, certains postes comme les « tous courants », qui
fonctionnaient indifféremment en continu et en alternatif, comportaient un
risque supplémentaire en ayant leur châssis directement sous haute tension.
En revanche, la
justesse du raisonnement de cet « amateur chevronné » s’arrête là, car il
invoque aussitôt le « principe de précaution », néologisme en
vogue depuis une vingtaine d’années, qui ne signifie en fait rien d’autre que
ce que nos parents nous recommandaient avant que nous traversions la rue pour
aller en classe : « sois prudent ! ». Mais aucun d’entre nous
n’a jamais traduit cela par « il faut être prudent, donc je ne traverse
pas la rue et je ne vais pas à l’école » !
Le principe de
précaution, inscrit dans la législation française depuis une loi de 1995, est
très clairement encadré par l’article 5 de la Charte de l’environnement qui
stipule :
"Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine
en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave
et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par
application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à
la mise en œuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de
mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du
dommage »
Ce texte appelle plusieurs
remarques :
-
stricto
sensu, il s’applique à l’environnement et non à la santé, mais on peut de bonne
foi considérer que « la santé est une composante de l’environnement »
(ou le contraire…)
-
il concerne des politiques
publiques, et non des actes individuels, mais là aussi, on peut,
avec bon sens, admettre que des individus adoptent des attitudes comparables à
celles de la collectivité
-
il évoque clairement
« 1- l’état des connaissances scientifiques, 2- des risques graves et
irréversibles, 3- des procédures d’évaluation des risques, 4- des mesures
provisoires et proportionnées pour éviter le dommage ».
Si nous tentons
une transposition à la traversée de la rue par l’écolier, comment cela se
traduit-il ? :
-
il y a bien un
risque grave et irréversible (se faire écraser par une voiture)
-
l’état des
connaissances scientifiques n’a guère de mise ici, mais tant pis…
-
l’évaluation des
risques, elle, a sa place : y a-t-il une voiture en vue ?
-
les mesures
provisoires et proportionnées sont claires : l’enfant doit attendre pour
traverser que toutes les voitures soient passées. Puis l’enfant traverse la
rue !
Comme ce petit est
intelligent, à aucun moment il n’envisage de ne pas traverser.
Or, le principe de
précaution est très souvent invoqué par des gens qui sont « adeptes de la
non-traversée de la rue » quoi qu’il arrive, et qui ne veulent :
-
pas d’antenne ou de
ligne électrique parce qu’ils ont lu quelque part que leurs rayonnements
donnaient le cancer
-
pas d’usine parce
qu’on leur a dit que cela polluait l’atmosphère
-
pas d’élevage parce
qu’on leur a dit que cela polluait les rivières
-
pas de centrale
nucléaire parce que cela produisait des déchets toxiques
-
pas d’éolienne parce
qu’elles sont laides et tuent les oiseaux migrateurs
Les plus radicaux
d’entre eux vont jusqu’à rejeter :
-
les vaccins parce
qu’ils peuvent tuer certaines personnes vaccinées
-
les médicaments
parce qu’ils sont des produits de l’industrie chimique
-
les cartes bancaires
parce qu’elles ont une piste magnétique
-
les fours à
micro-ondes parce qu’ils émettent des ondes
-
les aliments cuits
parce que la cuisson dégage des gaz à effet de serre
-
etc.
En évoquant tout
ça, ne nous éloignons-nous pas de la radio ? Pas tant que ça, car ce sont
généralement les mêmes personnes qui rejettent tout ce qui précède[1].
Privilégier la
précaution à tout prix n’est pas une attitude nouvelle puisque Beaumarchais, déjà,
faisait dire au Barbier de Séville :
« J’aime
mieux craindre sans objet que de m’exposer sans précaution ».
Face à ces
personnes prudentes à l’excès, on trouve :
-
les personnes qui prônent presque l’imprudence, comme Jacques Brel disant
« Les gens précautionneux, ils ont plus d’avenir que de présent, ils sont
assis, ils se croient debout, c’est effrayant, non ».
-
les personnes qui
dénoncent l’hypocrisie consistant à faire peur pour justifier un but donné,
comme Voltaire écrivant
«Rien ne
prouvait mieux les alarmes que l’excès des précautions »
-
enfin les personnes
qui osent dénoncer l’excès de précaution par l’humour comme Agrippa
d’Aubigné écrivant
« … nous
troublions le royaume par précaution du trouble, comme nous mettant en l’eau de
peur de la pluie »
-
ou mieux encore
comme Denis Langlois déclarant
« quand je
suis venu au monde, j’ai exigé qu’on m’applique le principe de précaution, je
ne voulais pas prendre de risque, j’ai conservé mon cordon ombilical jusqu’à
l’âge de 58 ans »[2].
Notre
« amateur chevronné » a le droit d’invoquer le principe de
précaution, de déclarer au novice que « les postes à lampes, ça
craint » comme on dit en français contemporain, et de lui dire qu’il doit
prendre des précautions. Précautions que beaucoup d’anciens, passionnés de
lampes (et toujours en vie malgré des milliers d’heures passées « une main
dans le poste »[3]) lui expliqueront avec joie ; ils
lui diront en particulier de se montrer très prudent avec les « tous
courants »[4]. En revanche pousser la précaution
jusqu’à jeter le poste à la poubelle est absurde, bien sûr.
Plus
couramment, certains radioamateurs voient leurs antennes contestées au nom du
principe de précaution, alors que c’est vraiment inutile de l’invoquer puisque
la réglementation est maintenant fixée dans ce domaine. Il convient donc de la
respecter, quoi qu’on en pense[5].
Mais
s’il y a bien un domaine dans lequel il a été fait beaucoup d’études
scientifiques dans le monde depuis des décennies, tant biologiques
qu’épidémiologiques, c’est bien celui des effets des champs sur la santé. Or,
jusqu’ici, sauf erreur de ma part, il n’a rien été trouvé d’inquiétant, ce qui
n’empêche pas qu’il soit bon de continuer à étudier le sujet tant que des
inquiétudes existent dans le public (cf. mon article paru en juillet 1993 dans
Radio-REF « effets des champs électromagnétiques sur la santé »).
[1] Soit par peur irréfléchie -cf. les Gaulois
et la peur que le ciel ne leur tombe sur la tête- ce qui est compréhensible
(nous connaissons tous des gens qui ont une peur panique des araignées ou des
souris pourtant bien inoffensives), soit par crainte pour la valeur de leur
patrimoine, soit par confort (habiter un endroit « protégé » est bien
agréable pour tous).
[2] Plusieurs de ces citations sont tirées de
l’excellent dictionnaire des citations http://www.dicocitations.com/citations-mot-precaution.php
[3] une main mais une seule à la fois…
[4] ne jamais toucher un « tous
courants », même interrupteur ouvert, sans interposer un vrai transfo
d’isolement
[5] Cette
réglementation résulte en fait de la transposition de textes européens, décidés
sans référence à des études scientifiques (et pour cause…), mais
adoptées pour répondre à une demande politique dans certains pays de
l’Union ; un esprit scientifique peut effectivement trouver curieux cette
façon de procéder, qui permet d’ailleurs à certains ensuite de dire
« comme il n’y a pas de fumée sans feu, si une règle a été fixée, c’est
qu’il y avait des raisons, donc c’est la preuve que c’est dangereux,
C.Q.F.D. ». Mais qui sait qu’il existe une directive européenne sur la
courbure des concombres ? Alors pourquoi pas une autre directive sur le
rayonnement des antennes ?