Le
vieil OM et la mer
par Jean-Pierre Bourdier, F6FQX
Il était une fois un vieil OM qui se souvenait de la première fois où, entrant timidement dans un radio-club, il avait demandé : « ça marche comment la radio ? » ; un OM ancien lui avait alors répondu avec assurance : « la radio c’est fait d’ondes, et ces ondes, c’est tout simple, c’est comme les vagues de la mer »… Explication si claire qu’une vocation était née aussitôt !
Cinquante ans plus tard, devenu vieux, notre OM décida de prendre des vacances à la mer et de regarder les vagues avec ses yeux de radioamateur, pour voir si la réciproque aussi était vraie : « les vagues, est-ce tout simple, est-ce comme les ondes radio ? »
Observations
En bon expérimentateur, le vieil OM commença par observer la mer : de dessus, de dessous (en plongée), hors du port, dans le port, au bout de la jetée, sur la plage. Que constata-t-il ?
Par dessus et hors du port, il vit effectivement les vagues ; elles correspondaient bien à l’image qu’on pouvait se faire des ondes radio ; avec des creux et des bosses qui se propagent du large vers le rivage ; longueur d’onde, fréquence ou période, amplitude, célérité[1], tout cela « sentait bon la radio » avec même des ondes longues et des ondes courtes.
Par dessous (en plongée) et hors du port , il constata que les vagues se faisaient sentir également, mais de moins en moins au fur et à mesure qu’on descendait plus profond : des bouts d’algues « flottant entre deux eaux » lui parurent décrire des courbes fermées comparables aux trajectoires des corps flottant en surface.
Dans le port, l’OM vit aussi des vagues mais, cette fois, elles n’avançaient plus, semblant faire du sur-place, avec des endroits très calmes et d’autres agités ; une petite voix lui susurra « il y a du ROS là-dessous ».
Au bout de la jetée, il constata un phénomène bizarre, apparemment sans équivalent en radio : la houle semblait se déformer et prendre un malin plaisir à pénétrer dans le port alors précisément que la jetée avait pour but de l’en empêcher.
Sur la plage enfin, deux phénomènes imbriqués ne correspondant pas a priori non plus, pour l’OM, à des « choses connues » en radio : d’une part une sorte de va-et-vient de la mer montant à l’assaut du sable, d’autre part des « moutons » et des vagues qui semblaient alors se « dissoudre » dans l’écume en se ruant sur le littoral.
Quelles
« interprétations radio » donner à ces observations ?
Méthodique, notre OM alla à sur le net, où il trouva de nombreux sites radioamateurs expliquant les ondes radio, et quelques sites universitaires dédiés à la mécanique des fluides (et, accessoirement, à la houle) ; il obtint des réponses à presque toutes ses interrogations. Et il les classa par thèmes.
Propagation des
ondes, propagation de la houle
La houle se propage, c’est clair, se dit l’OM. Les vagues sont donc comme les ondes. Mais en radio, « ce qui se propage », c’est un champ électrique et un champ magnétique. Quels sont donc les champs que propage la houle ? Or, en mécanique des fluides, on apprend qu’un fluide simple[2] (et quoi de plus simple que l’eau ?) est caractérisé, en chacun de ses points, par deux champs : vitesse et pression[3]. Dans la houle donc, ce sont ces deux champs qui se propagent. La propagation s’effectue, comme dans un coaxial, entre deux parois : pour le coaxial entre l’âme et la gaine, pour la houle entre l’air (la surface de l’eau) et le sol (le fond de la mer) ; ces parois imposent ce qu’on appelle des conditions aux limites, qui sont structurantes pour les champs propagés : dans le coaxial, le champ magnétique est tangent aux parois et le champ électrique leur est normal ; dans la mer, le champ vitesse est tangent aux parois (fond et surface) et le champ pression est nul en surface[4].
En matière de propagation, un fait chagrina toutefois l’OM : la propagation des ondes radio a l’excellente idée de se faire à la même célérité (celle de la lumière), quelle que soit la longueur d’onde ; mais pour la propagation de la houle, c’est différent : la célérité croît avec la longueur d’onde et décroît avec la hauteur d’eau ; on voit nettement les vagues courtes « rattrapées » par les longues et la propagation ralentir quand la profondeur diminue, provoquant des « concentrations de houle » sur les anticlinaux sous-marins ou les pointes rocheuses. Quelle cacophonie dans les récepteurs si cela se passait ainsi avec les ondes !
Enfin, en radio, les champs transportent de l’énergie sous forme électrique et magnétique. Avec la houle, l’énergie transportée est naturellement de « même nature » que les champs propagés : énergie cinétique (cf. la vitesse) et énergie potentielle (cf. la pression).
Réflexion des ondes,
réflexion de la houle
Notre vieil OM sourit en pensant aux discussions interminables entre ses condisciples à propos de ce qui se passe dans les lignes quand le ROS n’y est pas égal à un. Il chercha donc où la houle se présentait sous forme de vagues stationnaires et trouva naturellement l’intérieur du port : la « houle directe », une fois entrée dans le port, s’y réfléchit sur les différents quais pour se combiner et donner lieu à des « ventres et des nœuds » comme le long d’une ligne court-circuitée (ventres d’amplitude contre les murs verticaux du quai, nœuds à un quart d’onde plus loin). « On appelle ça le clapot[5] ! » lui dit un pêcheur dont la barque montait et descendait le long du quai.
L’OM constata qu’il se passait avec la houle la même chose qu’avec les ondes radio : quand il n’y a pas d’ondes stationnaires (hors du port pour les vagues, dans une ligne adaptée à l’antenne pour les ondes) il y a transport d’énergie, quand il n’y a qu’ondes stationnaires (dans le port pour les vagues, par exemple dans une ligne en court-circuit pour les ondes) il n’y a aucun transport d’énergie car cette dernière est alors comme « piégée ».
Diffraction des
ondes , diffraction de la houle
« Bon sang, mais c’est bien sûr » se dit l’OM en voyant la houle contourner le bout de la jetée (« On ne dit pas le bout, mais le musoir ! » lui dit le pêcheur), « c’est de la diffraction, comme cela se passe sur les arêtes des collines ou des toits avec les ondes radio ». Certes, la diffraction fait l’objet de beaucoup moins de discussions entre OM que la réflexion, mais elle existe et heureusement car, sans elle, deux stations VHF ne pourraient communiquer que si elles étaient en vue directe l’une de l’autre. Toutefois, ce qui est bon dans le cas des ondes est mauvais dans le cas de la houle puisque aucune digue ne peut complètement protéger un port, car la diffraction permet aux vagues de contourner cette digue et d’atteindre des endroits pourtant « à l’ombre de la jetée ».
Sur la plage, une
sorte de va-et-vient de la mer montant à l’assaut du sable
L’OM mit peu de temps à comprendre qu’il était en présence d’une réflexion comme en bout d’une ligne mal adaptée : la houle est partiellement réfléchie (elle l’est à 100% par un mur vertical, à 0% par une plage horizontale), mais une part de son énergie est « absorbée » par la plage (sous forme potentielle « en remontant les matériaux sur la grêve », sous forme thermique « en les faisant se frotter les uns contre les autres »).
Pourquoi des vagues
qui se dissolvent dans l’écume en se ruant sur le littoral ?
Telle fut la dernière question que se posa notre OM. Malgré la déclaration du pêcheur , toujours aussi docte « On dit que la houle déferle et les surfeurs adorent ça, mais pas nous, les pêcheurs, car la houle se casse et peut nous casser avec nos canots !», l’OM ne trouva aucune correspondance immédiate avec ce qui se passe en radio. Tout ce que lui apprit la mécanique des fluides, c’est qu’on n’est plus alors en présence de houle, mais de masses d’eau libérant leur énergie sous forme surtout cinétique (d’où la joie des surfeurs) et accessoirement thermique ; notre OM se dit que cela ressemblait finalement à ce qu’il advenait aux ondes progressives arrivant, en bout de ligne, à une antenne ou à une charge adaptées : les conditions sont alors telles que les ondes ne peuvent plus exister, et elles libèrent leur énergie sous forme de rayonnement et de chaleur.
Ses vacances terminées (et bien remplies), l’OM se promit de revenir l’année suivante pour réfléchir cette fois à la génération de la houle. Les ondes radio naissent de fluctuations de courants ou de charges , qui transfèrent à leur environnement une partie de leur énergie magnétique et électrique. Quels peuvent donc être les éléments porteurs d’énergie cinétique et potentielle, et qui en transfèreraient une partie à la mer sous forme de houle ?[6]
Annexe à
l’article « Le vieil OM et la mer »
Et si, pour faire sérieux, on mettait un peu de mathématiques dans tout ça ?[7]
Les ondes radio ont leurs pères fondateurs (Laplace, Ampère, Maxwell, Hertz, etc.), les vagues et la houle ont les leurs (Bernoulli, Airy, Navier, Stokes, etc.). La modélisation mathématique de la houle conduit à un système d’équations aux dérivées partielles, globalement plus compliqué que celui de Maxwell, bien que conceptuellement assez proche ; on y retrouve :
- un potentiel scalaire dont dérive le champ vectoriel de vitesse, qui est irrotationnel
- une équation de continuité, exprimant la conservation de la matière, annulant la divergence du champ des vitesses
- une équation de conservation de la quantité de mouvement (un avatar de la célèbre formule F=m.g), exprimant que la seule force externe est la pesanteur
- deux conditions aux limites (champ de pression nul en surface[8], champ de vitesse à composante normale nulle au fond).
Comme dans le cas des équations de Maxwell, la résolution d’un tel système n’est possible[9] qu’au prix de simplifications, qu’on appelle des modélisations.
Le premier modèle de houle, le plus simple (sic), est la « houle d’Airy »[10] ; il s’agit d’une houle monochromatique, d’amplitude faible au regard de la longueur d’onde et de la profondeur ; la surface de l’eau est alors sinusoïdale ; les particules d’eau décrivent des ellipses[11] dont la taille décroît avec la profondeur ; la houle d’Airy est la plus proche du concept des ondes planes en radio ; en particulier, une telle houle ne donne lieu à aucun déplacement de matière.
Le second modèle de houle, nettement plus compliqué que le précédent, est la « houle de Navier-Stokes »[12] ; son approche consiste à développer le potentiel scalaire en série convergente (comme dans le cas de la transformée de Fourier) ; le premier terme du développement correspond à la houle d’Airy ; au fur et à mesure qu’on ajoute des termes (second, troisième, quatrième ordre), on voit apparaître deux phénomènes nouveaux : d’une part, la surface n’est plus sinusoïdale (les creux des vagues sont moins pointus que les crêtes), d’autre part les trajectoires des particules d’eau ne sont plus des ellipses mais des tronchoïdes, courbes non fermées, ce qui traduit un déplacement de matière (phénomène effectivement observé avec des houles importantes).
Plusieurs sites expliquent bien ces aspects mathématiques ; en particulier les suivants :
réflexion de la houle
http://hmf.enseeiht.fr/travaux/CD9899/travaux/optsee/hym/nome11/hym.htm
théorie houle
http://hmf.enseeiht.fr/travaux/CD9899/travaux/optsee/hym/nome01/pa03.htm
[1] dans cet article, pour
éviter la confusion, on parlera de vitesse à propos des particules de matière
(eau) et de célérité à propos de le propagation (des ondes et de la houle).
[2] par « fluide
simple », on entend ici
« fluide incompressible, sans viscosité et isotherme »
[3] le premier champ (vitesse) est vectoriel, le second (pression) est scalaire (i.e. vectoriel à une dimension).
[4] en prenant comme niveau de
référence la pression atmosphérique.
[5] Ce pêcheur devait être un technicien en ouvrages maritimes car « clapot » désigne effectivement les « ondes stationnaires » dans un port chez les concepteurs de digues ; dans d’autres corporations, on appelle ça le clapotis ou le ressac.
[6] ne voulant pas laisser notre OM sur sa faim toute une année, nous sommes tentés de lui dire : « ne cherchez pas, ce sont les fluctuations atmosphériques : vents, dépressions et anticyclones » mais en sommes-nous bien sûrs ? Pensons aux tsunamis et aux marées (« au marnage ! » dirait le pêcheur…), houles très particulières certes, mais houles quand même. En parlant de marée, les radioamateurs d’Ille-et-Vilaine n’oublieront pas d’inviter notre vieil OM à venir visiter sur la Rance la seule grande « usine électrique à houle » au monde qui fonctionne comme une horloge depuis près d’un demi-siècle.
[7] annexe pour ceux qui estiment que le couscous sans un peu de harissa, ça n’est pas vraiment du couscous…
[8] en prenant la pression
atmosphérique comme référence.
[9] La possibilité est prise ici au sens de la faculté d’exprimer la solution sous forme de fonctions connues.
[10] George Biddell Airy
(1801-1892)
[11] ellipses qui deviennent des
cercles si la profondeur est très grande.
[12] Henri Navier (1785-1836), George Stokes (1819-1903)