Anges et antennes

 

par Jean-Pierre Bourdier, F6FQX

 

 

On va apparaître de temps en temps dans les revues des radio-amateurs des articles sur des antennes aux performances extraordinaires, par exemple des antennes aux dimensions très petites mais qui rayonneraient « aussi bien que des grandes ». Certains auteurs, face à l’inexplicable, n’hésitent pas à franchir le pas en remettant en cause les lois fondamentales de l’électromagnétisme. En fait, et on peut le regretter, il y a bien longtemps que tout a été découvert quant au fonctionnement des antennes. Mais, et c’est encore plus regrettable, l’explication rigoureuse de ce fonctionnement nécessite qu’on fasse appel à des concepts très abstraits, ceux des champs électromagnétiques. Tellement abstraits qu’on se heurte très vite à des problèmes de représentations, et surtout de partage de ces représentations. Cela n’est pas sans rappeler la problématique des anges…

 

L’un des plus grands physiciens de la fin du vingtième siècle a été le Prix Nobel de physique (1990) Jérôme Isaac Friedman. Ce « chasseur de quarks » était en particulier réputé pour son cours de physique[1] à l’université de Californie, cours qui passionnait les étudiants par ses explications peu académiques de concepts abstraits.

 

Friedman était un passionné des sciences dites dures et un adversaire des sciences dites molles, qu’il assimilait très injustement parfois aux « junk sciences[2] ». Ce n’était toutefois pas un homme fermé comme en témoignait son goût pour la musique et la peinture.

 

Il avait conscience de la très grande difficulté à faire comprendre la nature des champs électromagnétiques (et pourtant, à leur niveau, ses étudiants étaient plutôt mieux armés que l’homo sapiens moyen). Et plutôt que de leur tenir un langage qui aurait équivalu à dire « ma vision des champs électromagnétiques est la suivante, donc ayez la même et tout ira bien », il préférait prendre l’image des anges.

 

En bon « axiomaticien », il ne se posait pas la question de l’existence ou de la non-existence des anges. Il constatait simplement que ceux qui avaient eu à en expliquer le concept avaient su en trouver des représentations simples  et parlantes sur lesquelles il avait été facile de s’entendre. Or, à y bien regarder, ce problème de communication d’un concept à des tiers est de même nature, qu’il s’agisse d’ange ou de champ électromagnétique.

 

Le mot ange vient du grec angelos qui signifie messager. Si la Bible avait été écrite par des physiciens du dix-neuvième ou du vingtième siècle, on y parlerait d’interaction entre les humains et la divinité, et on y dirait que cette interaction est le fait de particules capables de se déplacer très vite dans l’espace (en ondulant des ailes ?) appelées anges[3].

 

La représentation « moderne » des anges (enfants à plumes ou même simples têtes de bébés ailées) est récente (du Vème au XVIème siècle) et plutôt sympathique par rapport à celle qu’en donnait la Bible : Ezéchiel décrivait les chérubins comme des êtres à 4 faces (homme devant, aigle derrière, taureau et lion sur les côtés), avec des mains d’homme et des sabots de bœuf. On comprend que l’Eglise ait tenu à en faire des concepts plus humains si elle voulait que ses ouailles s’y intéressent.

 

Bien sûr, à trop tirer sur la corde des représentations simplistes, il est des ouailles et pas des moindres qui en sont venues à poser la question du sexe des anges. Question qui peut paraître dérisoire mais qui ne l’était pas si on confondait « l’abonné et son numéro », c’est-à-dire le concept abstrait d’interaction divinité-humains et l’image facile à visualiser qu’on s’en donnait. L’Eglise s’est tirée de cette situation en rappelant à plusieurs reprises que les anges étaient des créatures immatérielles (ce qui revenait à dire que le bestiaire de l’imagerie populaire n’était pas à confondre avec la réalité).

 

Le Professeur Friedman expliquait donc à ses élèves qu’à défaut d’une image de type « anges » des champs électromagnétiques, ils étaient condamnés à s’en faire leur propre vision, et que la sienne (qu’il décrivait d’ailleurs très bien en parlant de lignes courbes dans l’espace) n’avait aucune raison de leur convenir à eux. Il concevait que cette absence de référence commune rendait la communication entre eux et lui difficile.

 

En particulier, le langage mathématique ad-hoc (dont les équations[4] de Maxwell[5] sont un des éléments de syntaxe) ne constitue un outil de communication à ce sujet que si les images auxquelles renvoie ce langage sont elles-mêmes partagées…

 

Les radio-amateurs ne sont pas des physiciens, mais des expérimentateurs. La plupart d’entre eux, et c’est heureux, n’étaient pas sur les bancs de l’université quand le Professeur Friedman enseignait. Il est donc normal que les concepts fondamentaux de l’électromagnétisme leur soient difficiles à se représenter. Et de là à ce que certains d’entre eux, « cherchant à faire l’ange, finissent par faire la bête », il n’y a qu’un pas.

 

Il est possible que les OM « promoteurs d’antennes obéissant à d’autres lois que celles déjà connues de l’électromagnétisme », éprouvent tout simplement un immense besoin de trouver une explication exprimée en termes de lois physiques à un phénomène qu’ils ne comprennent pas (pourquoi cet objet qui n’a rien d’une antenne rayonne-t-il quand même ?). Et ils invoquent des lois physiques jusqu’alors inconnues.

 

Or, ce faisant, ils rendent le sujet encore plus inaccessible à tous ceux, les plus nombreux, à qui Maxwell n’évoque rien d’autre qu’un excellent café. Et ils provoquent le rejet de ceux qui savent que le plus beau Maxwell du monde ne peut donner que ce qu’il a[6].

 

Je comprends néanmoins qu’un OM qui voit marcher une de ses réalisations alors qu’il s’attendait au contraire soit soudain pris d’une angoisse telle qu’elle le conduit à commettre des actes que la morale (physique s’entend) réprouve. Pour ma part, l’angoisse m’est beaucoup plus souvent venue de situations inverses (des réalisations personnelles qui auraient dû marcher et qui ne fonctionnaient pas....).



[1] La traduction en français de ce cours a été publiée en France.

[2] En français « science de pacotille »

[3] Dans la bible, stricto sensu, tous les anges ne sont pas munis d’ailes ; seules certaines catégories, les plus légers pourrait-on dire puisqu’il s’agit des chérubins (4 ailes) et des séraphins (6 ailes). Ce sont en quelque sorte les photons du système céleste, les autres anges (archanges et principautés) correspondant à d’autres interactions nécessitant moins de mobilité permanente et donc moins de voilure (mésons, gluons).

[4] Sur le thème des équations, et des mathématiques en général, comme éléments du langage, je renvoie à mon article non publié par le REF « Et si OM voulait dire Omo Mathematicus »

[5] Je renvoie à mon article Les 4 formules magiques du Professeur Maxwell paru en mars 1991 dans Radio-REF

[6] Plus prosaïquement, trouver aujourd’hui à partir de Maxwell des champs différents de ceux déjà trouvés, c’est comme découvrir que la poussée d’Archimède a une composante horizontale jusqu’ici insoupçonnée. Cela mériterait sûrement le Prix Nobel aussi (mais poserait des problèmes de navigation).