PROPAGATION : MARIE, CHANG ET LES PHOTONS (CONTE)
Par FE6FQX, Jean-Pierre Bourdier

C'est en 1905 qu'Einstein découvrit que les ondes électromagnétiques étaient en fait des particules, les photons.  Ces particules, les radioamateurs en font un abondant usage, soit qu'ils en projettent des milliards dans l'espace en émission, soit qu'ils s'échinent à en détecter quelques-unes en réception. Ce petit conte retrace la vie éphémère mais périlleuse de ces photons entre Paris et Singapour.

Il était une fois un groupe de quatre amis éloignés par la distance mais unis par la radio:
- Marie habitait la région parisienne.
- Vladimir habitait Astrakhan, au bord de la mer Caspienne.
- Venkat habitait Allahabad, dans la vallée du Gange.
- Chang habitait Singapour.
Marie et Chang s'étaient connus à l'occasion d'un contact sur les ondes courtes. Vladimir et Venkat étaient venus plus tard les y rejoindre car les ondes entre Paris et Singapour rebondissaient pré- cisément chez Vladimir et Venkat (comme le montre la carte jointe). En juillet 1989 nos amis décidèrent de saisir l'occasion du bicentenaire pour se manifester. Chang, comme beaucoup de ses compa- triotes, avait un faible pour les lâchers de pigeons. Il y renonça cependant, faute de trouver des pigeons bleus, blancs et rouges.  Marie gardait en mémoire les lâchers de ballons des kermesses de son enfance. Bien qu'elle n'eût aucune difficulté à s'en procurer qui fussent tricolores, elle ne donna pas suite à un tel projet, incertaine qu'elle était de les voir s'envoler dans la direction de Singapour.  La bonne idée vint finalement de Vladimir et de Venkat qui proposèrent de célébrer le 14 juillet par un lâcher de photons depuis Paris en direction de Singapour via Astrakhan et Allahabad. Pourquoi diable des photons? Pour plusieurs raisons:
- les photons, cela vole plus haut, plus loin et plus vite que les ballons ou les pigeons.
-les photons méritent qu'on s'intéresse à eux car les radioamateurs, s'ils con- naissent tout (ou presque) du cousin du photon qu'est l'électron, ignorent sou- vent tout du photon, alors qu'ils doivent autant à l'un qu'à l'autre.

Les photons, ce sont ces particules qui sortent des antennes à l'émission et y rentrent à la réception. On les appelle aussi ondes car, avant Einstein, on se les représentait comme des vagues dans un milieu invisible, l'éther. En fait, il n'y a ni vagues, ni éther, mais simplement des particules qui, comme les électrons d'ailleurs, se comportent à la fois en ondes et en particules.
Les photons contiennent une dose de magie car leur vitesse est telle qu'aucun autre objet ne peut les atteindre, qu'elle est la même quel que soit le repère choisi et surtout qu'un voyageur qui s'en approcherait verrait sa masse croître et le temps s'écouler moins vite pour lui que pour ses compagnons immobiles.
Nos quatre amis décidèrent donc que le 14 juillet Marie, à Paris, procèderait à un envoi de photons en direction de Chang, à Singapour. Au passage, Vladimir et Venkat compteraient ceux qu'ils verraient passer. Ce faisant, les quatre opérateurs accompliraient deux rites du radio-amateurisme : l'expérimentation et l'étude de la propagation.  Mais comment compter des photons puisqu'ils sont invisibles et qu'ils vont si vite qu'ils leur suffit d'une seconde pour aller de la terre à la lune? Quand on est radioamateur, c'est très simple:
- chaque photon contient une quantité d'énergie bien précise, proportionnelle à sa fréquence.
- connaissant la puissance rayonnée à l'émission, on en déduit donc le nombre de photons expulsés par seconde.
- connaissant l'indication du S-mètre à la réception,
on en déduit la puissance reçue et, par suite, le nombre de photons (les amateurs de formules précises peuvent se reporter au tableau joint).
A treize heures temps universel, Marie appuya sur son manipulateur un très court instant. Cela suffit cependant pour faire lâcher par son antenne quelques huit millions de milliards de photons de fréquence quatorze Mégahertz (en chiffres: 8.000.000.000.000.000).
Ces photons se ruèrent alors dans l'es- pace. Comme Marie avait pris soin d'orienter sa beam trois é1éments vers Singapour, à l'azimut 80°, il s'en dirigea plus dans cette direction que dans 1es autres. Mais combien partirent vraiment dans la bonne « fenêtre» ?  Très peu en réalité, car la cible visée (l'antenne de Chang à Singapour, identique à celle de Marie) équivalait à un carré de douze mètres de côté situé à plus de dix mille kilomètres! Compte tenu des effets de convergence et de divergence lors des réflexions sur terre et ionosphère, cela revenait à viser un carré de trois dixièmes de millimètre de côté à cent mètres de l'antenne. C'était comme si l'antenne de Marie avait été au centre d'un grand igloo de cent mètres de rayon et que, de tous les photons projetés dans toutes les directions, seuls ceux passant par un trou d'épingle dans la paroi de l'igloo avaient eu des chances d'atteindre l'antenne de Chang.
Cette féroce sélection eut pour effet de ne laisser partit dans la bonne « fenêtre », parmi les huit millions de milliards de photons émis, que cinquante mille privilégiés (Marie se con- sola de ce gaspillage effroyable en se disant qu'avec une antenne moins directive un dipôle par exemple, elle n'en eût sauvé que quatre fois moins). Les cinquante mille photons bien partis s'élevèrent en direction de l'Est et pénétrèrent, à partir d'une centaine de kilo- mètres d'altitude, dans un milieu très hostile, passant d'une température de moins cent degrés à plus de mille degrés vers quatre cents kilomètres. n faut dire qu'on était en plein après-midi et que le soleil déchaînait une tempête de particules, faisant voler en éclats les molécules présentes qui, à leur tour, absorbaient tous les photons passant à leur portée. C'est finalement dans le ciel d'Ukraine, entre Lvov et Kiev, que les photons rescapés amorcèrent leur re- descente vers l'Est, subissant à la descente les mêmes sévices qu'à la montée. ns plongèrent vers Astrakhan où les attendait Vladimir. n les vit arriver un centième de seconde après leur départ et constata les ravages de la couche ionisée du ciel ukrainien: seuls six cent trente avaient survécu sur les cinquante mille précédents.
Ces six cent trente, une fois à Astrakhan, rebondirent sur la mer Caspienne qui, à titre de droit de passage, en préle- va cent trente pour aller réchauffer ses eaux et contribuer ainsi à la ponte des esturgeons, aux œufs si prisés.
Les cinq cents photons restants reprirent leur ascension vers le Sud-Est en direction de la face Sud de l'Himalaya. ns survolèrent les fameuses steppes de l'Asie centrale, le Kazakhstan, le Turkestan, l'Afghanistan, où à mi-chemin entre Kaboul et Hérat, ils amorcèrent leur re-descente vers le Pakistan puis l'Inde. Le soleil étant aussi ardent et aussi fort qu'en Ukraine, beaucoup de photons terminèrent leur voyage lors de cette étape.
A Allahabad, deux centièmes de seconde après le départ, Venkat vit arriver, sur les cinq cents photons que Vladimir avait vu repartir, seulement six d'entre eux. Ces derniers rebondirent sur les eaux boueuses du Gange qui, elles aussi, prélevèrent leur dü et n'en laissèrent repartir que cinq vers le ciel du golfe du Bengale.
Là-bas, une heureuse surprise attendait les photons: la nuit était tombée. L 'obscuri té, en recouvrant la terre, avai t éteint la plupart des incendies allumés par le soleil dans la haute atmosphère et qui avaient coûté la vie à tant de photons en Ukraine et en Afghanistan. Ce n'est finalement que vers quatre cents kilomètres d'al ti tu de, au-dessus des îles Adaman que les photons connurent des difficultés et durent amorcer leur ultime descente vers la péninsule malaise et Singapour, non sans quelques pertes. Chang les y attendait, sa beam trois éléments tournée vers Paris, à l'azimut 319°. Cette antenne se comportant comme un grand filet à papillons de douze mètres de côté, Chang attrapa ce qui arriva dans ce filet.
Il y avait trois centièmes de seconde que Marie avait appuyé sur son manipulateur quand Chang captura le seul photon rescapé. Son S-mètre indiquait S3. La liaison Paris-Singapour en ce jour de bicentenaire avait été assurée, même si le prix à payer en avait été élevé (un photon à l'arrivée pour huit millions de milliards au départ).
 
TABLEAU l : FORMULES ET CALCULS UTILISES POUR PARIS-SINGAPOUR 
Energie d'un photon: 
* Energie = Fréquence x Constante de Planck. par exemple.. 
*l'énergie d'un photon (14 MHz) vaut 
14 x 106 x 6,626 X 10-34 = 93 X 10-28 Joule. 
*une puissance de 100 Watts rayonnée correspond à 100/(93 x 10-28) = 1028 photons par seconde. 
Relation entre niveau S-mètre et champ incident: *(Ecart en dB avec S9) = D
D = - 4,2 + (gain antenne) + 20 x log «champ en ~V/m)/(fréquence en MHz» * par exemple, si gain = 6 dB; 
champ = 0,18 ~V/m ; fréquence = 14 MHz: 
D = -4,2 + 6 + 20 x log (0,18/14) = - 36 dB soit 6 points S, le signal est S3 
Détail de calcul de la propagation entre Paris et Singapour: 
*coordonnées Paris = 48,76° nord/2,04° est 
* coordonnées Singapour = 1,10° nord/103,90° est 
* distance Paris à Singapour = 10770 km en trois bonds de 3590 km 
*le premier bond arrive au QTH de Vladimir = 44,16° nord/49,26° est *le second bond arrive au QTH de Venkat = 25,19° nord/81,55° est *l'angle de tir en site pour une réflexion à 400 km est de 4° * à 13 h TU les 1er, 2e bonds et 20 % du 3e sont dans le jour *les pertes successives sont: 
40 dB dus à l'anisotropie de l'antenne 72 dB dus à la diffusion spatiale 
19 dB dus à chaque choc ionosphérique jour 07 dB dus à chaque choc ionosphérique nuit 01 dB par réflexion sur le sol 
* soit au total à 13 h TU: 40 +72 +19 + 1 + 19 + 1 + 7 = 159 dB